Toute puissance héritée se crée une bulle d’illusion dans laquelle n’entrent que ses amis et alliés, ou ceux qu’elle considère comme tels. Il n’y a ainsi pas de place pour le conflit, ce qui conduit à nier l’autre en tant que potentiel opposant et à édulcorer le vocabulaire. Le bien commun n’existe plus puisqu’une seule voix est admise, pas plus que la stratégie, qui vise notamment à le défendre. Le stratège serait-il une personne en voie de disparition ?
Lorsqu’un pays choisit de devenir, ou se résigne à être une puissance héritée, les conséquences se font ressentir non seulement sur son attractivité (LV 216) mais également sur la stratégie qu’il élabore et mène. Le résultat d’un tel choix, libre ou par défaut, est simple : se satisfaire du statut de puissance héritée mène forcément à la vacuité stratégique, c’est-à-dire que le pays en question n’est plus en mesure d’élaborer une stratégie digne de ce nom, qui se cristallise dans le temps, et résiste aux alternances politiques. La preuve nous en est donnée par les pays d’Europe occidentale, mais également par les États-Unis qui, malgré l’apparent leadership mondial exercé depuis la fin de la Guerre froide, ne cessent depuis quelques années de perdre toutes les guerres qu’ils mènent, quand bien même ils les revêtent d’une rhétorique victorieuse. Ainsi l’échelle, qui servit à évacuer l’ambassade américaine à Saïgon, fut-elle renommée après sa remise aux États-Unis par les autorités vietnamiennes des « 14 barreaux vers la liberté » …
La première raison semble évidente. Vivre sur un riche acquis à la construction duquel le gérant n’a pas participé n’incite pas à se remettre en question et à innover, ou pour le moins à mener une réflexion relative à la meilleure façon d’aborder l’avenir dans un environnement complexe, changeant et pas toujours bienveillant. Plutôt que de fournir cet effort, le rappel des gloires passées et la quête de leur imitation formelle est plus simple. Cet obsédant rappel tient ainsi lieu de réflexion, de politique, voire de stratégie, tout en donnant l’illusion de s’inscrire dans la continuité d’un passé glorieux.
Une bulle d’illusion
La deuxième est que la flatterie à laquelle se livrent les interlocuteurs du gérant, lui faisant croire qu’il a du talent et une véritable influence alors qu’ils ne cherchent qu’à le dépouiller petit à petit, a pour résultat d’entretenir la bulle d’illusion qu’il s’est construite autour de lui et lui fait croire que tous ses interlocuteurs recherchent ses avis et conseils, tant il s’est persuadé qu’il est influent et que nul ne saurait résister à son pouvoir de séduction.
Construire une telle bulle et l’entretenir amène ainsi à en expulser les envieux et les malfaisants (qui donc aurait l’outrecuidance de vouloir me nuire ?), mais aussi les malheurs et la guerre (puisque mon pouvoir de séduction et mon influence parviennent à résoudre tous les conflits). D’où le qualificatif de « teflon » donné à certains dirigeants sur lesquels les événements malheureux ne semblent pas avoir de prise. Il en fut ainsi de Bill Clinton, le premier à mériter ce qualificatif et, plus près de nous, Obama fut un président de cette trempe, très vraisemblablement entretenu dans son illusion par l’obtention du prix Nobel de la paix alors qu’il n’avait à son actif que d’avoir été élu président des États-Unis.
Conséquence de la création de cette bulle d’illusion, étanche aux malheurs et à la guerre : la définition d’une stratégie n’est plus utile puisqu’il n’y a plus de conflits. Comme elle n’est indispensable que lorsque des différends menacent de dégénérer, l’absence de ces derniers la rend caduque. En évacuant la possibilité même du conflit, la puissance héritée peut se passer de stratégie.
Cette évacuation de la nécessité d’une stratégie ne se remarque pas seulement dans la politique extérieure de la puissance héritée.
Elle se remarque tout d’abord dans le vocabulaire utilisé. Il n’y a plus de guerre (« arrière la guerre, arrière les mitrailleuses » s’était exclamé Briand à la SDN). Et il est vrai que nous avons d’abord vécu l’ère des opérations de maintien de la paix menées par la France en Afrique, puis celles d’imposition de la paix par l’Otan en ex-Yougoslavie (ce qui est un étrange concept : comment imposer la paix à ceux qui n’en veulent pas ? Nous le voyons actuellement en Europe) et, plus proche de nous, nous voici confrontés à une opération militaire spéciale. Quand bien même cette opération militaire spéciale est aussi qualifiée de conflit de haute intensité (sans qu’on prenne la peine de définir ce que serait un conflit de basse ou de moyenne intensité), elle n’a pas été initialement qualifiée de guerre. Puisqu’il ne peut y avoir de guerre ou de conflit, il ne saurait alors être question de tuer des êtres humains : on ne meurt qu’à la guerre et il n’y a plus de guerre. Plutôt que de leur infliger la mort (phénomène irréversible), on préfère évoquer leur neutralisation, quand bien même ce terme de mission militaire a une signification précise (mettre temporairement un adversaire hors d’état de nuire) en contradiction flagrante avec les effets bien réels et irréversibles de cette neutralisation. Altérer le vocabulaire n’est pas anodin, car c’est lui qui nous permet de donner un sens aux actes, de fixer des limites, de séparer les camps, celui des alliés et celui des antagonistes.
La négation de l’autre
À ne voir dans l’autre qu’un ami ou un allié, on entretient la bulle d’illusion que l’on s’est créée. C’est ainsi que l’on voit dans l’autre le reflet de sa propre image et en fait « c’est moi que j’aime à travers vous », selon les paroles de la chanson confidence pour confidence (1981).
Partant de cela, on ne peut définir un ennemi puisque l’autre est un reflet de soi. En tant que reflet de moi, il est alors logique que je souhaite ou que je tente de lui imposer mon mode de vie, voire que je tente de le dénazifier. C’est toujours pour le bien de l’autre qu’une opération militaire, quelle que soit sa dénomination est menée, car il est indispensable que je le ramène à la raison qu’il a temporairement perdue. Rappelons-nous d’ailleurs, au début du conflit ukrainien, les articles de presse sur la déraison, voire la folie de Poutine.
Puisque l’autre ne peut plus être mon adversaire dans la mesure où il est un reflet de moi qui a temporairement perdu ses repères, j’en viens alors à nier qui il est, lui interdisant de fait d’avoir une opinion différente de la mienne. Une telle attitude mène à considérer celui qui persiste à émettre ces pensées hétérodoxes comme un homo sacer (Agamben, 1997) que l’on peut tuer sans pour autant risquer la moindre poursuite. Ce phénomène découlant de l’altération du vocabulaire, amène à qualifier l’autre camp d’Orcs, lui déniant ainsi toute humanité.
S’ensuit une déliquescence du lien social, car n’étant digne d’attention que ce qui est vu comme le miroir de soi, l’hétérodoxe n’a plus alors comme moyen d’expression que des concerts bruyants d’ustensiles de tout type. Comme l’écrit Giorgio Agamben (Moyens sans fin, 2014), « le peuple n’est plus que le support vide de l’identité étatique et n’est reconnu qu’en tant que tel. »
Stratégie et bien commun
Le cercle vicieux est ainsi bouclé, car élaborer une stratégie est un moyen de préserver le bien commun, et l’existence de ce dernier nécessite de reconnaître les autres, différents de soi, comme dépositaires et participants de ce bien commun. Faute de bien commun, le gérant de la puissance héritée en vient à ne défendre que ses intérêts particuliers et ceux des happy few qu’il reconnaît dignes d’être ses semblables, les autres ne lui important que peu ou pas du tout.
Pourtant, le bien commun ne s’arrête pas aux frontières de son propre pays. Il concerne également les voisins, par extension les voisins de ses voisins, et donc la terre entière. S’ensuit qu’une stratégie doit également penser à l’étape d’après la guerre, à savoir le rétablissement de la paix, intérieure et extérieure. Mais cela ne peut s’effectuer que si l’on reconnaît l’autre comme pouvant différer de soi-même. À ne pas le faire, nous donnons alors raison à Agamben qui, toujours dans Moyens sans fin estime que « Le pouvoir des États n’est plus fondé aujourd’hui sur le monopole de l’usage légitime de la violence (qu’ils partagent toujours de bon gré avec d’autres organisations souveraines – ONU, organisations terroristes), mais, avant tout, sur le contrôle de l’apparence (de la doxa) ». L’apparence est première, l’apparence est primordiale et la substance s’efface devant elle. « J’impose ainsi à l’autre des façons de vivre, de penser, de s’organiser, faisant fi de ce qu’il est et donc de ce qu’il pourrait m’apporter ». Terrible pensée narcissique qui va à l’encontre du bien commun et ne sert que des intérêts particuliers. Et les récentes consultations populaires visant à rattacher la Crimée et les républiques de Donetsk et Lougansk à la « mère patrie » illustrent encore la pensée d’Agamben : « L’opinion publique et le consensus n’ont plus rien à voir avec la volonté générale, pas plus que la police internationale qui mène aujourd’hui les guerres n’a à voir avec la souveraineté du jus publicum europaeum. La politique contemporaine, c’est cette expérience dévastatrice qui désarticule et vide de leur sens institutions et croyances, idéologies et religions, identités et communautés, partout sur la planète, pour les reproposer aussitôt sous une forme définitivement frappée de nullité. »
Où sont les stratèges ?
L’opération militaire spéciale d’Ukraine révèle ainsi la vacuité stratégique, non seulement de la France, mais aussi de nombre d’États. L’Europe occidentale se reposait sur ses acquis d’après-guerre, son protecteur américain s’avère de plus en plus héritier en ne proposant pas de sortie de conflit, la Chine flatte Poutine l’héritier des Soviets, et les pays repliés sur eux-mêmes (Chine, Iran, etc.) font face à une montée des oppositions internes. Les apparents succès donnent l’illusion de la mise en œuvre d’une stratégie efficace, mais que vaut un succès face à un héritier dispendieux ? Nous vivons une époque sans stratèges, dirigés par des capitaines laissant leur navire aller sur leur erre en espérant que les courants l’amèneront à bon port.
JOCVP
Pour lire l’autre article du LV 219, Une LPM finalement convenable, cliquez ici